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Une enfance traditionnelle dans la Corse des années 60

EN INTÉGRALITÉ




Je naquis quand la patrie périssait toujours1... C’était le 6 novembre 1953, le jour de ma fête. Léonard est le saint patron des prisonniers, ce me fut sans doute utile.
J’ai passé mon enfance dans une Corse qui, intégralement assistée, ne croyait pas en elle et vivotait.
Je n’ai pas l’intention de parler de ma famille, sauf pour éclairer une situation. Je la respecte trop pour l’entraîner dans l’incontournable exhibitionnisme d’un ouvrage. Je synthétiserai ainsi : enfant heureux n’ayant jamais manqué de l’affection de ses proches. Mon pauvre père, Xavier, était originaire d’Antisanti et ma mère, Thérèse, est native de Venacu. Mon frère, Jean, est mon aîné de six ans. J’ai connu mon épouse Nicole en octobre 1975, nous avons deux fils, Saveriu et Marc’Andria.
J’ai été aussi marqué, dans ma vie, par mon arrière-grand- mère du côté de ma mère, et ma grand-mère paternelle. Toutes deux me chouchoutaient, se jalousant évidemment. J’étais, malgré l’âge, assez fin diplomate pour partager équitablement cette affection. Y compris lorsque, pour lacer mes chaussures, chacune avait la responsabilité d’un pied ! J’évoque habituellement cela pour revendiquer le mérite de ne pas avoir sombré dans le machisme.
S’il est un lieu qui compte pour moi, c’est bien le groupe scolaire de Toga à Bastia. C’est parce que mon véhicule y était garé en 1978 que je passerai près de quatre années en prison. J’ai aussi participé à son inauguration en y débarquant au cours élémentaire. Si la maternelle s’était déroulée dans le confort d’une villa, je n’oublie pas ce cours préparatoire dans des pré-fabriqués situés dans l’enceinte de l’actuel port de commerce. Nous jouions, pendant la récréation, entre des sacs de charbon. Jadis, il n’y avait pas de convictions écologiques ni de principe de précaution.
Bon élève, j’avais quelques amis, sans plus. J’étais plutôt solitaire, même si je fréquentais les enfants de mon immeuble. Mais je me sentais un peu différent, en particulier pour ne pas m’extasier devant les tortures de quelques chats d’égout. Ces années-là, de telles pratiques ne choquaient guère.
Mon père, ancien adjudant-chef, était gaulliste. Ma famille l’était donc aussi. Je me rappelle tous ces drapeaux tricolores lors la venue du Général de Gaulle à Bastia en 1958 ou pour fêter un député.
Nous étions bien évidemment catholiques et assez pratiquants. D’autant que ma mère avait un oncle curé. Il officiait à Zéralda et était l’aumônier des légionnaires basés dans cette bourgade à quelques kilomètres d’Alger. Quelle surprise, d’ailleurs, pour ces policiers perquisitionnant le domicile familial, d’y dénicher un flamboyant drapeau tricolore avec l’écusson du RPIMA2 !
Rapatrié, l’abbé a vécu chez nous jusqu’à son décès. Tous les jours, avant de me rebeller, je récitais une prière avant chaque repas. J’étais, bien sûr, enfant de chœur, au couvent des Capanelle à Bastia. Nous n’avions pas d’aube mais revêtions un habit de moine, c’est peut-être en souvenir de cela que j’ai depuis longtemps une tonsure !
Je me rappelle les messes de Noël et plus particulièrement la crèche vivante. Débutant comme simple berger, j’ai vite grimpé dans la hiérarchie pour atteindre le niveau Saint Joseph. J’étais d’autant plus heureux que la Vierge Marie était mignonne. J’ai fini brillamment ma carrière comme Narrateur, une consécration. Ce fut mon premier discours. Devant une belle assemblée, j’ai donc narré. Apprenant l’anecdote, un ami pétri d’humour, j’en ai, a osé me dire : « Quoi de plus naturel que Léo... narre ! ».
Je m’étais particulièrement entraîné pour éviter la liaison dans l’expression « en hâte ». C’est fou comme surgissent certains détails alors que, vous le constaterez, ma mémoire me fait parfois défaut pour des choses plus significatives. Il est vrai que j’avais tout de même fini par prononcer « en natte ». Cela marque assurément un enfant de neuf ans.
Je me suis progressivement détourné de la religion. Les quelques discussions que j’avais eues avec mon brave oncle y ont contribué. Pro OAS3, il m’a amené à m’interroger sur la formation des religieux. Par soif de cohérence, je ne comprenais pas pourquoi ce Jésus, qui se disait fils de Dieu et invitait à tendre l’autre joue, s’en prenait violemment aux marchands du temple. Ces commerçants ne méritaient-ils pas la même empathie que les autres pécheurs ? Je ne trouvais pas logique que ce prophète privilégie par des preuves miraculeuses une ère et un territoire. Quelle injustice, quelle inégalité devant la loi divine ! J’ai eu plus qu’un sérieux doute et ai glissé vers l’agnosticisme. Quand je vois comment sont déformés des événements qui ont eu lieu en Corse il y a quelques années à peine, ma suspicion sur des saintes écritures, traitant de faits vieux de deux millénaires, en sort renforcée.
Je n’ai que deux certitudes aujourd’hui : j’existe mais ne maîtrise pas la situation. Cette vie incontrôlée est tellement intense que je ne crois pas en la mort. Cela paraîtra surprenant mais, contrairement aux religions qui jouent la carotte d’une vie éternelle, je pense que nous y sommes déjà ! Ne me demandez pas de vous expliquer comment. C’est ma Foi.

L’évacuation de la finitude est motivante. Si nous avions la preuve de notre immortalité, ce serait franchement ennuyeux. L’incertitude est excitante, il est donc opportun de ne pas avoir toutes les données du problème. J’avoue trouver un équilibre avec cette conviction. Je la préfère aux dérives qu’engendrent les religions, et pas seulement la musulmane. Cette espèce d’immortalité, que je m’octroie généreusement, ne m’empêche pas de privilégier le bien collectif. Finalement j’aurais pu agir à ma guise, n’ayant à redouter le jugement d’aucun Dieu. C’est, à l’évidence, le choix de la facilité opéré par d’autres êtres humains à travers l’Histoire. Mais ce ne sera jamais le mien.

Collégien, je fus très privilégié par les circonstances, faisant partie de ces jeunes pionniers mâles qui ont débarqué au Collège de jeunes filles, nous appelions ainsi l’actuel collège Giraud à Bastia. C’était les premières années de la mixité en 1967. Ce fut un grand moment ! J’ai le souvenir rafraîchissant de cette année de troisième très pédagogique.

Puis direction le lycée Marbeuf. Marbeuf, cela ne pouvait être que le nom d’un boucher. Marbeuf, c’est un peu, toute proportion gardée, comme si l’on baptisait Himmler un lycée à Tel Aviv ! Je garde mon sang-froid pour maîtriser ces quelques lignes tant je suis toujours écœuré par l’attitude de l’État et l’irresponsabilité politique des dirigeants corses. Tomber aussi bas était sans doute la résultante d’un mélange de mépris et d’ignorance.

Il en allait ainsi dans la Corse de mon adolescence, tout y était pathétique. Nous ne savions rien. Nous avions même, quelque part, honte de notre corsitude. Plus besoin d’instituteurs punissant les écoliers qui parlaient cette sous-langue, nos familles et nos élites s’en chargeaient.

À seize ans, j’ignorais, comme la quasi intégralité de mes camarades, que la Corse avait été indépendante, et, à fortiori, qu’elle s’était dotée d’institutions démocratiques dans une Europe des monarchies absolues. Notre histoire était d’une incroyable richesse et pourtant nous ne connaissions que 732, 1515, le Roi Soleil et, évidemment, le grand empereur né chez nous avant de nous trahir. Je n’avais jamais entendu parler de Pasquale Paoli !
Nous nous moquions des Créoles auxquels on faisait croire que leurs ancêtres étaient des Gaulois alors qu’aucun druide n’a jamais foulé notre propre sol. Fiers d’appartenir à une grande nation civilisatrice, nous en épousions la superbe et les dérives.
Nous, lycéens externes, étions condescendants avec ces villageois internes qui persistaient à parler, entre eux, le dialecte corse. Il ne fallait surtout pas employer le terme de « langue ». Il était réservé au français. Il y a une hiérarchie à respecter, que diantre, il y a bien des sous-langues puisqu’il y a des sous-peuples et nous pouvions nous estimer heureux que la nôtre ne soit pas ravalée au rang de patois.
La plupart d’entre-nous avions appris le corse en l’entendant. L’île était encore largement corsophone. Comment crier au déclin alors que l’usage oral était si puissant dans les villages et même dans quelques quartiers des cités ?
Le français étant la langue de la promotion, ma génération a été la première à subir la plus humiliante des épreuves. Les parents, après avoir communiqué en français avec les filles, remettaient cela avec les garçons. Par amour, ils collaboraient ainsi, inconsciemment, à l’affaiblissement de notre idiome.
Il est difficile de soigner les blessures d’une telle dérive. Nombre de sexagénaires s’expriment dans la langue de Molière. On imagine l’état des autres générations. Bref, tout n’était que francisation. De la « Boudeuse » aux « Fiancés de Sartène » en passant par « Marinella », le tour de chant était vite fait, quant aux ouvrages en langue corse, ils étaient l’exception.
Sur un plan économique, la dépendance était déjà totale. La classe politique insulaire, dominée par deux clans, a eu un comportement calamiteux. Au lieu de profiter de l’abondance d’une période où l’Occident exploitait le reste du monde, elle s’est arc-boutée sur ses privilèges. Ces marionnettes n’envisageaient même pas des projets structurants. Tout était conçu pour contrôler l’électeur en étouffant le citoyen. Les élus clanistes savaient consoler lors d’un deuil, trouver « une place » en France ou dans ses colonies, intervenir pour faire libérer un malfrat. Mais ils n’envisageaient aucun développement harmonieux pour leur île.
L’État a généreusement irrigué ces réseaux clientélistes et cédé à tous leurs caprices. Pour ménager les susceptibilités régionales, des décisions rares, peut-être même uniques, ont été prises. Nous avons eu droit à quatre aéroports internationaux et sept ports de commerce pour une île de 8 680 km2 et une population de moins de trois cent mille habitants. Les réseaux routiers ont été délaissés, le ferroviaire saboté pour protéger des intérêts privés. Nous prîmes, de la sorte, trente ans de retard. Hors saison touristique, la note est salée avec, l’hiver, plus de personnel que de passagers à Figari et Calvi.
Quant à la formation des jeunes, elle n’a jamais été adaptée au potentiel de l’île. On a surtout privilégié les besoins de fonc- tionnement des centres de formation pour aboutir, aujourd’hui, à ce que la Collectivité Territoriale finance près de six millions d’euros un organisme qui n’attire que trois cents stagiaires !
Dans un tel environnement, 1968 a été salutaire. Certes, ce n’était pas la révolution,mais il y eut bien quelques frémissements. Cela a, en tous cas, suscité mes propres interrogations et une sympathie pour les barricades parisiennes. Malgré une désinvolture juvénile, je sentais que la société était bloquée et éprouvais une solidarité de génération. Les parents avaient peur. Les miens m’ont envoyé un bon mois chez des cousins, les Ponteri à Ghisunaccia, pour que je ne sois pas contaminé. J’en garde un excellent souvenir, d’autant qu’au contact de l’aîné de la famille, aux sympathies révolutionnaires, j’ai ouvert mon esprit à d’autres courants de pensée.
Mais le vrai choc se produisit en 1969. J’étais en classe de première, toujours dans le lycée portant le nom du gouverneur de Louis XV. Fin juin, un mouvement a été engagé pour que l’établissement soit débaptisé. Nous nous étonnions, le mot est faible, qu’un tel nom soit apposé sur le fronton d’un lieu du savoir. Nous étions ainsi plusieurs centaines à bloquer le lycée. Ordre avait été donné d’évacuer l’établissement en début d’après-midi. Je me suis aperçu, en cette occasion, que j’étais  très déterminé dans l’action. J’étais révolté en ouvrant, enfin, une paupière sur l’histoire de mon pays. Alors pas question de sortir sans que l’on nous promette d’effacer ce nom provocateur.

Nous partîmes cinq cents mais, par une prompte dérobade, nous n’étions plus qu’une poignée à rester sur place. Nous avons organisé une résistance passive, nous allongeant dans une salle de cours.

Ce fut mon premier contact avec les forces de l’ordre. La police nous a délogés, sans trop de brutalité. On percevait jusqu’à une certaine sympathie. Une vingtaine de paquets humains ont donc été déposés, manu militari, devant le lycée. Nous savourions tout de même cette petite résistance. Comme aucun élève de terminale n’était là, en raison du baccalauréat, nous étions les héros du jour. Nous eûmes même droit à une photo dans Nice-Matin-Corse avec cette légende « Le proviseur, en dialecte corse, s’adresse aux lycéens ». Il faudra toutefois attendre plusieurs années pour que le nom du résistant Jean Nicoli efface celui du comte pacificateur.
Je n’étais pas au bout de mes émotions. Pour relancer la revendication, une manifestation avait été organisée devant l’établissement. Ce fut un moment d’exception, pour la première fois de notre vie, nous découvrions un beau drapeau blanc orné d’une tête de maure. Le nôtre. Celui que nos ancêtres avaient défendu et dont nous n’avions jamais entendu parler. Et puis, apothéose, nous pûmes écouter notre premier Dio vi salvi Regina. On nous a précisé que c’était notre hymne à nous, les Corses, quand nous étions, paraît-il, indépendants. Cette révélation marquera, à jamais, mon existence.
Excellent élève dans le primaire, j’étais moins mobilisé dans le secondaire. Les sollicitations, il est vrai, ne manquaient pas. On bringuait également très tôt à cette époque. On draguaipas mal aussi. Nous communiquions surtout par le langage Slow. Une danse dont je ne comprends décidément pas le déclin. Les réseaux sociaux auraient-ils remplacé ces langoureuses mélodies ?

On me demande, fréquemment, si je jouais aux Échecs dans ma jeunesse. En fait, j’y ai été initié à quatorze ans. J’ai dû disputer quelques parties, cela me plaisait, mais bon, autour de moi, fallait le trouver le partenaire ! Je n’y parvins que rarement. Pire même, durant toutes mes études universitaires, je n’ai jamais été face à un échiquier.
Le rami et le poker étaient des activités plus populaires. On fréquentait surtout les bars
Le Richelieu et Le Rallye, judicieusement situés à quelques dizaines de mètres de Marbeuf. C’est incroyable comme ça « flambait » dans les années 70. J’étais, toutefois, raisonnable et assez performant.
Mais la belote était déjà le jeu le plus pratiqué. Sans doute parce que ce divertissement est très démagogique puisque dépourvu de critères objectifs pour mesurer la réelle valeur des pratiquants. Presque tous les joueurs s’estiment de bon niveau. Il n’y a pas de hiérarchie formelle, et c’est bien réconfortant. Pourtant les écarts sont les mêmes qu’aux Échecs sauf qu’ils n’ont pas de légitimité. Le sport échiquéen a un classement et la chance n’existe pas, c’est surtout une activité individuelle. L’excuse d’une défaite imputée à son partenaire - si, si, ça existe - n’est donc pas de mise. On peut s’interroger sur la désorganisation de la pratique de la belote. Sans doute faudrait-il, pour que intonations et hésitations ne polluent pas les parties, que des techniques comme celles du bridge soient utilisées (même donne, paravent, etc.). Or la belote se nourrit de ces faiblesses. Il y a autant de règles que de villages ou de bars, difficile de prôner une uniformisation. Mais c’est peut-être mieux ainsi, c’est ce qui fait son charme. Et que serait une belote sans la « macagna »4 ? C’est en tous cas ainsi que je la pratique, mes proches ont dû le remarquer...
Ça sent le vécu, n’est-ce pas ? Vous commencez à subodorer que mon adolescence a plutôt été orientée vers les loisirs. Je ne vais pas le dissimuler alors que j’ai la prétention de, presque, tout vous dire sur mon cheminement politique ! Je dois être digne de votre confiance. Et pourquoi se priver du souvenir de tels moments d’insouciance, avant une tempête qui soufflera durant de longues et douloureuses années ?
Finalement mon adolescence s’est déroulée dans des conditions rares, sans doute les plus confortables depuis le début de l’humanité. Parce que nous vivions pendant les Trente Glorieuses, dans une île d’une grande beauté, et en Europe de l’ouest. C’était déjà le gros lot pour que ce spermatozoïde puisse l’emporter devant des centaines de millions de candidats. Mais, qu’en plus, sa sélection ait lieu en Corse dans les années 50... fallait qu’il soit sacrément veinard ! 

 
Allusion à la célèbre lettre de Bonaparte à Pasquale Paoli décrivant la défaite de la Corse face aux armées du Roi de France : « Général, je naquis quand la patrie périssait. Vingt mille Français vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté dans les flots de sang, tel fut le spectacle odieux qui vint le premier frapper mes regards...Vous quittâtes notre île et, avec vous, disparut l’espérance du bonheur ».

Régiment de parachutistes d'infanterie de marine

3Organisation Armée Secrète, composée de civils et de militaires opposés à l’indépendance de l’Algérie et responsables de nombreux attentats et assassinats.

Taquinerie entre amis
 
 
 


Rédigé le Mardi 12 Décembre 2017 à 06:02 | Lu 1794 commentaire(s)